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Ne va-t-il
pas, en outre, jusqu’à professer la plus
insouciante philosophie, tenant « les trésors chose peu nécessaire », ironisant
sur « cette misère », que « d’être riche », demandant : « De quoi sert tant de
dépense ? » et s’écriant :
Vive la
magnificence
Qui ne coûte qu’à
planter !
Sans que jamais l’assombrisse la
perspective de ne point dormir « sous de riches lambris » ? On a peu, tout
récemment encore (Jean Rohou, dans un article de la
revue XVIIe siècle (juillet-septembre 1995), le taxer d’aveuglement, tant il
peut sembler en retard sur son temps dans sa réflexion sur les questions
économiques.
Mais gardons-nous de croire
que, par négligence ou distraction, il ne
prenne pas à cœur ses intérêts ; les documents d’archives que le colonel Josse à
mis au jour depuis peu témoignent au contraire qu’il a passé bien du temps avec
les notaires pour des constitutions de rentes ou d’autres contrats. Il se
révèle, dans ce maquis, plus attentif et plus avisé qu’on ne serait tenté de le
penser sur la foi de sa légende. On le dit léger, mais il ne transige pas avec
la probité. Ferme dans sa conviction
qu’il « faut payer ses dettes » ; il reproche à Paul Pellisson, secrétaire du
surintendant des finances. Fouquet pourtant de longue date son ami, de ne pas
s’en être, avant de mourir, « assez tourmenté ». Du lourd passif qui grève
l’héritage paternel, il prend sur lui toute la charge : handicap sévère, qui
pèse dès lors sur toute la suite de son destin.
Aussi conçoit-on sans peine
qu’au moment où pour La Fontaine commençait le quatrième siècle de sa suivie
posthume, les deux auteurs d’un ouvrage tel que celui-ci l’aient choisi de
préférence à tout autre pour placer leur livre – excellente idée ! – sous son
invocation. Car chez notre fabuliste les angoisses des plus démunis, comme les
soucis inséparables de la fortune, sont
évoqués avec une insistance plus obsédante que chez aucun de ses devanciers
grecs ou latins au point que l’argent, ce nerf de la guerre, semble presque,
pour lui, devenir aussi celui de la fable.
Il suffit, pour s’en
apercevoir, de relire les toutes premières pièces de son recueil. On y voit,
d’entrée, la Cigale solliciter en bonne et due forme un prêt, proposition qui
suscite en la Fourmi le réflexe d’une méfiance assurément peu charitable, mais
très compréhensible ; puis le Renard qui revendique le fromage du Corbeau comme
le salaire justement gagné d’une bonne leçon ; ensuite la Grenouille dont
l’aspiration à se rendre aussi grosse que le Bœuf symbolise, entre autres, la
folie des grandeurs qui prend les « Bourgeois » quand ils s’avisent de vouloir
« bâtir comme les grands Seigneurs » ; leur succèdent, sans solution de
continuité, le « Mulet du fisc », sottement fier de sa charge, qui ne tardera
pas à causer sa perte, et le « Dogue » florissant dont la domestication dorée
tenterait le loup famélique s’il ne remarquait en cours de route « le col du
chien pelé » par le « collier » dont il est « attaché ». L’on pourrait ainsi
continuer, mais à quoi bon ? D’entrée le ton est donné. Jusqu’aux grandes
fables du second recueil sur le commerce maritime et jusqu’aux plus tardives,
qui forment le dernier livre, on ne cessera plus de rencontrer des avares et des
cupides, des riches confrontés à des pauvres, d’imprudents spéculateurs,
d’opulents banquiers qui tiennent table ouverte, des négociants qu’enrichissent
les importations de produits exotiques, d’autres qu’elles mènent vite à la
faillite et toute une foule d’imprudents trop pressés de parvenir à la fortune,
semblables à celui qui tue la Poule aux œufs d’or.
En recourant à La Fontaine pour
égayer un volume dont, aux yeux des non-initiés, le contenu risquerait de
paraître aride, Patrick ABBOU et Hubert TUBIANA n’auraient mieux su prendre
modèle que sur un fabuliste qui s’était proposé lui-même de suivre le précepte
d’Horace et de mêler l’agréable à l’utile. Mais ils ont ainsi prouvé, sans
s’être donné ce résultat comme but principal de leur travail, que ce que le
poète enseigne n‘a rien perdu de sa valeur et que ses sages conseils anticipent
souvent les conclusions auxquelles parviennent
à présent les plus éminents économistes comme les meilleurs experts en
matière de comptabilité, de droit des affaires, de mécanismes financiers, de
successions, de circulation monétaire ou de fiscalité. Par-dessus le marché,
pour ainsi dire en prime, ils nous ont appris ou rappelé quelle indispensable
clé pour l’intelligence des Fables constitue la réflexion de leur auteur sur la
propriété, la transmission de biens, leur échange selon les lois de l’offre et
de la demande, les investissements et le profit (quel ordinateur – au demeurant
sujet à s'affoler vite! - ne semble pas posséder dans sa tête la preste laitière qui se rend au marché pour y vendre son lait),
l’épargne et la constitution ou la gestion d’un capital, bref quel cours en
apparence élémentaire mais en réalité déjà fort complet d’économie il a su
procurer à l’enfance, la munissant, sous couleur de l’amuser, d’un précieux
bagage pour tout le reste de la vie.
Jean-Pierre COLLINET,
Professeur de
l’Université de Bourgogne
Annotateur et
commentateur des Fables
Et des Contes de
Jean de La Fontaine au tome premier
De ses Œuvres
complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade
(Gallimard, 1991)
Ed. HMT – 1,
Bld de Magenta – 75010 PARIS –
Prix (avec mise à jour) :
35 €
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